Généralités
Bien que Paul Ricoeur (1913-2005), le célèbre philosophe de l’éthique intellectuelle, ait tenu à affirmer que la mission réelle de l’histoire est « qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à (la) dignité de l'objectivité » et que Raymond Aron ait rappelé que[1] « décréter beau ou laid un temple de l'Inde (ou d’ailleurs) en se référant au canon de la beauté grecque est un jugement de valeur du type que proscrit Max Weber, au nom de l'objectivité des sciences sociales », on constate que l’Afrique noire n’a cessé d’être marginalisé du cours de l’histoire intellectuelle de l’humanité dans pratiquement 95% des récits académiques.
Même si Pierre Bayle (1647-1706), a insisté pour spécifier qu’un[2] « historien doit être parfaitement désintéressé » et dès qu’il a « quelque ressentiment contre une nation (un continent ou une couleur de peau), il doit s'abstenir d'en faire l'histoire… », rien n’y a fait.
Pourquoi une telle haine ? Le regard colonial qu’a posé l’Europe sur l’Afrique, depuis les premières expéditions portugaises au XVème siècle, nécessitait une justification. C’est alors qu’un discours particulièrement mensonger et xénophobe a oxydé la totalité de la production intellectuelle européenne qui est devenue l’apôtre de toutes les formes de « subjectivité » via le prisme du primitivisme. Depuis le temps à fait son œuvre et les individus des deux hémisphères, pris au piège de cette historiographie à sens unique, ont fini par intégrer les pires théories scabreuses vis-à-vis de l’Afrique noire.
L’idée que l’Afrique ne soit resté qu’un continent voué à l’oralité est typique de cette historiographie délirante à laquelle le Pr Cheikh Anta DIOP s’est heurté toute sa vie durant. Mais il nous a fixé un cap, à savoir que même si « les conditions d’un vrai dialogue scientifique, n’existent pas encore dans le domaine si délicat des sciences humaines, entre l’Afrique et l’Europe », la recherche panafricaine se doit de mettre un terme à la supercherie en dévoilant les faits et seulement les faits scientifiques.
1. L’Afrique : un fabuleux berceau d’écritures
Dans sa rubrique « Les écritures du continent africain », la BNF (Bibliothèque Nationale de France) avoue que ce continent « est aussi un immense espace géographique et culturel qui vit naître, en certaines de ses régions, des écritures réputées être parmi les plus anciennement inventées sur la terre, comme les hiéroglyphes d’Égypte ou l’écriture méroïtique de la haute vallée du Nil ; s’y développèrent dès l’Antiquité d’autres systèmes, alphabétiques ou syllabiques : écritures punique et libyco-berbère, grecque et latine, sur la bordure méditerranéenne ; écritures éthiopiennes en Afrique de l’Est ; écriture arabe à partir du VIIe siècle en Afrique du Nord, et dans les régions sahariennes, soudanaises et nigériennes islamisées[3]».
Même si la phrase « des écritures réputées être parmi les plus anciennement inventées sur la terre » ne témoigne absolument pas de la réalité scientifique, car l’écriture est un fait attesté en Afrique noire depuis au moins 80 000 ans, il n’en demeure pas moins que de nombreuses fouilles ont démontré que même les écritures dites alphabétiques et/ou syllabiques viennent de là. C’est de cela que témoignent par exemple, les découvertes faites à Ouadi al-Hol, près de Thèbes en Haute Égypte, par une équipe d’égyptologues menée Deborah Darnell. Celle-ci a découvert (Dépêche AFP du Caire) « des inscriptions gravées sur du calcaire qu'ils pensent être la plus ancienne forme d'alphabet connu. Elle pourrait être un lien entre les hiéroglyphes des anciens Égyptiens et les alphabets utilisés beaucoup plus tard, notamment en hébreu et en arabe (…) Ces inscriptions », a indiqué Deborah Darnell à l'AFP, « rappellent celles de l'écriture alphabétique présentent dans la péninsule du Sinaï deux ou trois siècles plus tard (…) On peut dire que ces inscriptions remontent au début du Moyen Empire (environ 1900 à 1800 avant l’ère chrétienne) ».
2. L’Afrique : chronologie d’apparition des écritures
De récentes découvertes faites en Afrique noire, révèlent un passé intellectuel particulièrement riche, jugez-en vous-même :
- 4000 000 ans, Site de Twin Rivers en Zambie : Invention des pigments de couleurs utilisés pour l’art pariétal et les premiers pictogrammes (grotte d’Apollon en Namibie, de Chauvet en France, etc…). « Les fouilles de Twin Rivers, en Zambie, ont permis de découvrir en 1999, dans des couches datées entre -260 000 et -400 000 ans, 176 fragments de colorants, de cinq couleurs différentes, portant des traces d’utilisation[4] », atteste Francesco d’Errico, le préhistorien de l’Université de Bordeaux.
- 70 000 ans, Afrique du sud : Traces d’écriture pictographique utilisée dans l’art pariétal à partir des pigments de couleurs inventés en Zambie. Pour la spécialiste Geneviève Von Petzinger (paléoanthropologue de l'Université de Victoria au Canada), « Toutes les espèces communiquent d’une façon ou d’une autre, mais seuls les humains ont développé à ce point, leur communication (…) particulièrement à l’aide de moyens de communication écrite (…) cette invention remonte en fait, à un point originel commun en Afrique ».
- 60 000 ans, Afrique du sud (Diepkloof) : Invention d’un système graphique d’écriture. Le Journal du CNRS (n° 244) en témoigne en ces termes, « des gravures réalisées par des hommes modernes il y a environ 60 000 ans (…) témoignent de l’utilisation de symboles dans la communication de ces populations ».
- 40 000 ans, Swaziland, artefact de Lebombo : Invention du premier système de comptage mathématique de l’histoire humaine et ceci bien avant les calculis de Mésopotamie. « Le plus ancien témoignage de calculs numériques », nous dit Richard Mankiewicz, « a été exhumé au Swaziland en Afrique Australe ».
- 25 000 ans, Congo RDC, tablette d’Ishango : Invention des quatre opérations (addition, soustraction, division, multiplication) et mention des nombres premiers dans le bon ordre (entre 10 et 20). Fouilles faites par Jean de Heinzelin de Braucourt, archéologue belge.
- 12 000 ans : Site astronomique de Nabta Playa en Basse Nubie, à l’origine de l’invention des calendriers lunaire et solaire (365 jours).
- 3 600 ans, Nubie : Invention des premiers signes de l’écriture hiéroglyphique (sur les rochers du désert de Nubie).
- 3 300 ans, Mésopotamie : Invention des premiers pictogrammes cunéiformes par les Elamites (Koushites originaires du Soudan, dénommés « Sumériens » aujourd’hui).
- 3 400 ans, Egypte, Abydos : Fouilles de l’allemand Günter Dreyer (directeur de l’Institut d’Archéologie d’Allemagne), à Abydos en 1998. Il démontre l’antériorité de l’écriture hiéroglyphiques sur celle syllabique mais aussi l’existence d’une écriture syllabique en Afrique noire pharaonique (ex. ab + djou = Abdjou, soit la cité d’Abydos). Ainsi, il déclara à l’agende Reuters le 15/12/98 : « L’écriture égyptienne était bien plus avancée que celle de la Mésopotamie qui à l’époque n’était pas encore habitée par les Sumériens ».
- 2 700 ans, Egypte : invention en Egypte du hiératique (écriture cursive).
- 2 600 ans, Mésopotamie : Invention de la première écriture cunéiforme littéraire par les souverains Koushites élamites, plus de 1000 ans après l’Egypte.
- 1 500 ans, Sinaï : Invention du proto-sinaïtique par les lettrés d’Egypte (sur les zones d’exploitation minière).
- 700 ans, Egypte : Invention du Démotique (simplification du hiératique).
- 400 ans, Soudan : Invention de l’écriture méroïtique en Nubie.
- 200 ans, Egypte : Invention de l’écriture Copte au nord de l’Egypte (Alexandrie, Caire).
Le tout premier lexique de l’écrit littéraire émane des Africains de la vallée du Nil qui ont inventé les termes suivants :
Sèche : écrire
Ir m Sèche : mettre par écrit
Shédi : Lire
Per médjat : Bibliothèque
Génout : Annales
3. L’écriture en Europe
Les migrations humaines en provenance du Caucase qui ont envahi l’Europe vers le IIème millénaire de l’ère ancienne africaine, étaient de tradition orale. Elles ignoraient donc l’écriture. Tous les historiens grecs témoignent en ce sens (Hérodote, Diodore de Sicile, etc…) et reconnaissent que c’est un personnage africain du nom de Cadmos (dont la sœur n’était autre qu’Europe), qui vint au milieu du IIème transmettre cette technicité (qui l’avait apprise en Egypte) aux populations noires dites Pélasges qui vivaient autrefois en Grèce. C’est alors que les Caucasiens découvrirent l’utilité de cette pratique et firent leur première expérience vers -800 ans.
Ainsi, l’écriture grecque, n’est pas grecque mais africaine, chose que reconnait ainsi le site de la BNF : « Notre civilisation, qui n’a jamais eu d’autre expérience de l’écriture que l’alphabet (apportée par Cadmos), a pu sous-estimer l’importance des signes graphiques dans la communication ». Cadmos (dont le père et la mère étaient des africains d’Egypte), fondateur de la cité de Thèbes en Grèce a rendu hommage à sa cité de naissance, à savoir celle de Thèbes, en Egypte.
Cette présence africaine en Europe était largement répandue à l’époque. Notamment en Italie, où la civilisation étrusque inventa le latin à partir des éléments d’écriture transmis par Cadmos aux Pélasges. Ainsi, l’écriture latine est particulièrement « bantou » dans ses fondements ce que relèvent de plus en plus les linguistes. C’est lors de leur installation en Italie que les Caucasiens ont repris à leur compte cette pratique étrusque. D’où le fait que Véronique Sabard Geneslay, dans son article « Les étrusques à l’origine de l’alphabet latin », mentionne que « l’alphabet latin est une évolution de l’alphabet étrusque qui lui-même vient du grec ».
En conclusion, il n’existe aucune forme d’écriture élaborée par les Européens mais leurs descendants targuent l’Afrique noire d’être le continent de l’oralité. De même, les mathématiques actuelles utilisées en Europe, ne sont pas issus de leur quête intellectuelle mais les mêmes disent qu’il n’a jamais existé par le passé de mathématiciens africains. Ce comportement devrait susciter de vrais sujets d’études.
4. L’écriture en Afrique impériale
L’écriture a existé dans toutes les civilisations africaines de la période impériale mais elle fut le privilège d’une élite d’initiés. Parmi celles-ci on peut citer les écritures Arako (Yoruba au sud du Nigéria), Giscandi (des Kikuyu au Kenya), Mende (Sierra Léone) ou encore Nisbidi (des Efik au Nigéria), etc. L’écriture Giscandi fut découverte en 1910 par W. Scoresby Routledge et Katherine Routledge. A propos de l’écriture Nsibidi, P. A. Talbot souligne que celle-ci est sûrement très ancienne et dans une large mesure, pictographique.
Une comparaison faite par Obenga, montre la parenté entre certains signes égyptiens et Nsibidi. Ainsi dit-il[5] , « les pictogrammes Nsibidi ressemblent de façon extrêmement étonnante aux pictogrammes égyptiens : une telle ressemblance structurale, c'est-à-dire relative à la forme même de ces pictogrammes, met d’emblée en évidence les rapports intimes et lointains qui existent entre les hiéroglyphes égyptiens et l’écriture nsibidi ».
Pour l’écriture Toma, J. Joffre constate que certains signes connaissent une modification dans leur orientation pouvant aller jusqu’à 180°. Les supports de ces écritures sont assez divers : murs, piliers, tablettes, pierres, tissus, arbres, calebasses, etc...
Ainsi pour les écritures africaines, nous dit la BNF, « on ne parle pas d’alphabet, de ponctuation ni d’orthographe, mais d’une grammaire visuelle qui organise ces signes. Le regard en reconnaît l’ordre, et c’est en inventant la lecture, pour comprendre les messages gravés, que chacun à sa manière s’engage sur la trace de l’écriture. Le signe graphique africain représente le plus souvent, un message complet et non une forme phonétique isolée ».
Notons qu’il existe partout en Afrique impériale une tradition lexicale de l’écrit[6] :
Lire / Ecrire
Kotanga / Kokoma : lingala
Kalan / Sèbè : bambara
Karatou / Rouboutou : haoussa
Djangougol / Windougol : Peul
Kusoma / Kwandika : Swahili
C’est parce qu’il perçoit le monde trop souvent dans une position eurocentriste, que l’analyste occidental se perd dans des jugements comparatistes ou arbitraire, comme l’a souligné d’ailleurs Raymond Aron. En Afrique impériale, l’écriture est un acte initiatique et le profane ne doit pas accéder au message du texte, d’où l’utilisation d’une grammaire graphique codée dont la logique n’est enseignée qu’aux initiés. Et pourtant, c’est cette démarche a menée l’humanité au système hiéroglyphique, puis au syllabique puis à l’alphabétique. Les occidentaux qui sont capables de comprendre cela avec facilité, sont notamment les adeptes du langage dits des « oiseaux ».
Reste que les Africains n’avaient souhaité abandonner aucune de leurs formes d’écriture avant les percées coloniales européenne et arabe. C’est peu comme les divers types de danses africaines qui sont encore vivaces et qui servent de modèle d’inspiration aux nouvelles, partout dans le monde panafricain.
Par N. K. OMOTUNDE
[1] Raymond Aron, Préface au Savant et au politique de Max Weber, 1959, coll.10/18, p.41-42.
[2] Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 1697.
[3] http://classes.bnf.fr/ecritures/arret/lesecritures/afrique/index.htm
[4] D’Errico Francesco, « L'origine de l'humanité et des cultures modernes. Le point de vue de l'archéologie », Diogène, 2006/2 (n° 214), p. 147-159. DOI : 10.3917/dio.214.0147. URL : https://www.cairn.info/revue-diogene-2006-2-page-147.htm
[5] Théophile Obenga, Renaissance scientifique de l'Afrique, Diaspora africaine, Paris, 1er trimestre 1994.
[6] http://www.lisapoyakama.org/les-systemes-decriture-en-afrique-2/